Newton.Vaureal Consulting – Cabinet de conseil en logistique et supply chain management – Paris

Cassandre et le monde post-COVID – Mettre les entreprises à la cape

5 recommandations sur le management des opérations

Philippe-Pierre Dornier – Professeur à l’ESSEC, Président Newton.Vauréal Consulting / Radu Vranceanu – Professeur à l’ESSEC

Dans la mythologie grecque, Cassandre est la fille de Priam, roi de Troie, et la sœur de Pâris. Si belle, elle a séduit Apollon qui, pour s’en faire aimer, lui a conférer le don de divination. Mais s’étant refusée à lui, Apollon ne pouvant lui reprendre son don, lui retira son pouvoir de persuasion. Elle parlait, mais nul ne voulait l’entendre. Ses divinations n’étaient jamais porteuses de bonnes nouvelles.
Aujourd’hui, nul n’est plus devin. Mais porter une vision qui ne s’inscrit pas dans la croyance du temps et vous voici traité de Cassandre. Alors que tous, nous y compris, espérons un retour à la normale tout proche, nous prenons le risque de défendre l’idée que la Covid19 fait peser des risques sans précédents sur l’économie mondiale. Si pour 2021 la reprise s’annonce forte, jamais l’économie mondiale n’a connu une telle accumulation de déséquilibres majeurs : la dette mondiale totale vient d’atteindre un sommet de 355% du PIB[1], et en 15 ans les bilans de la Fed et de la BCE ont été multipliés par 7, et ces deux chiffres pour ne prendre que quelques grandes masses.
La crise économique de la Covid19 a été gérée par les institutions économiques et par les Etats, comme une banale crise de la demande. C’est une erreur de politique économique. En 2020 les gouvernements ont privilégié le maintien artificiellement du revenu au niveau pré-crise. Cela ne va pas régler le problème de l’offre, mais la situation devrait conduire à un problème d’inflation, dont on commence à observer le frémissement sur fonds de pénuries, de congestions de la production et des circuits d’approvisionnement et de distribution au sein des supply chains victimes massivement de thromboses. Cette dimension de la crise imprévue par son ampleur n’a pas été anticipée par les entreprises et a été gérée dans la réaction. Un faisceau d’hypothèses raisonnables nous laisse penser à un futur scénario économique agité. Nous allons tenter de le justifier et de formuler quelques recommandations concrètes pour y préparer les entreprises dans leur dimension gestion des opérations.

Le secteur productif est confronté aux plus grandes difficultés

Ce qui rend singulière la crise de la Covid19, c’est la conjonction d’une crise de demande classique mais qui a été très vite enrayée, avec un fort choc d’offre qui lui se propage et s’intensifie au fur et à mesure du temps, la demande de biens se renforçant avec la sortie de crise. Dans un article très récent[2], nous avons présenté en détail les fondements du choc d’offre de 2020 : perte de productivité, surcoûts sanitaires, réallocations des ressources vers la santé, limitations des capacités productives, désorganisations des chaînes d’approvisionnement sous fonds de restructuration du commerce et de la production mondiale, pénuries de main d’œuvre, restriction dans la mobilité des facteurs de production, etc. Les usines fabriquent quand elles disposent des matières et des composants. Et quand elles arrivent à produire, c’est la distribution des produits et leur acheminement vers les marchés qui posent des problèmes majeurs : pas assez de conteneurs, entrée des ports engorgés car les parcs à conteneurs sont pleins de conteneurs remplis en attente de chargement, navires ne tenant plus les escales…

Les dérèglements visibles de l’offre sur un fond de reprise en 2021

A ce jour, les conjoncturistes et les organisations internationales (IMF, OCDE) sont quasi unanimement optimistes quant à la vigueur de la relance en seconde partie de 2021. Ces prévisions très optimistes regardent bien sur les progrès sur le plan de la vaccination, mais surtout les dépenses énormes consenties par les gouvernements partout dans le monde, sans se poser la question si le secteur productif pourra suivre et si oui, à quelle vitesse. Pourtant on commence depuis peu à observer les conséquences concrètes du choc d’offre et saisir son ampleur. Un mot résume la situation très dégradée de l’économie : la pénurie de matières premières et produits de base et conséquemment la pénurie des produits finis. Si la flexibilité productive n’avait pas été affectée, la production devrait repartir sur les mêmes bases. On observe cependant une hausse des prix sur les matières premières (pétrole et produits dérivés, soja) ou sur les produits intermédiaires (puces électroniques, polyuréthane, bois de construction, acier,…). Les matériaux de construction se font rares ; les délais de mise en chantier et de réalisation des projets se rallongent, et des surcoûts se profilent. Le prix du transport maritime connaît une hausse sans précédent, avec actuellement un taux de fret de 14000 USD pour un conteneur 40’ en provenance de Chine. Ainsi sur la route Chine – Europe, les prix du fret maritime ont été multipliés par six entre octobre 2020 et juin 2021, et rien n’indique une diminution dans l’immédiat.[3]
Enfin, la hausse des prix ne permet pas de résoudre tous les déséquilibres. Si le marchand de journaux a terminé son stock de la journée, quel que soit le prix que nous lui proposons, il ne pourra pas nous en fournir un. Actuellement la production d’automobiles est profondément affectée par le manque de composants électroniques, et des produits en plastique. En bout de course, une augmentation du prix des automobiles se profile. D’ailleurs le constructeur Renault vient d’augmenter ses prix pour compenser la hausse des coûts, et fait passer aux autres constructeurs le message de suivre son exemple.[4]
Ainsi la contraction d’offre en 2020 a créé un effet d’hystérèse, le retour à la production d’avant impliquant des coûts de transaction supplémentaires, ce qui pousse les entreprises à augmenter les prix à la sortie d’usine. Au mois de mai, le taux d’inflation aux Etats-Unis était de 4,99% sur l’année, contre 0,118% un an avant et 1,79% en mai 2019. Le rapport Market PMI (Purchase Manager Index) de la Zone Euro (Avril, 23) relève clairement ces tensions productives fortes, sur un fonds de reprise économique.[5] Le rapport souligne également que le secteur manufacturier transfère la hausse des coûts sur les prix-consommateurs.

5 recommandations sur le management des opérations pour mettre les entreprises à la cape

L’entreprise dans son ensemble est touchée par cette tension forte entre une demande sous perfusion et la désorganisation du secteur productif par le choc d’offre. Le marketing voit émerger à grande échelle et sur un délai très court des modèles de consommation à peine anticipés. Le commerce a ses canaux de distribution qui se diversifient avec une place conséquente donnée aux e-commerce. Les organisations se transforment sous le choc des désorganisations des modèles traditionnels. Mais, le management des opérations est directement impacté sous de nombreuses formes par cette situation : transport, gestion des stocks, risques associés,…
Le management des opérations travaille sur la base d’un réseau constitué de fournisseurs localisés en des points de sourcing, d’usines à plusieurs niveaux (nombreux sont les produits qui changent plusieurs fois d’usine avant d’arriver à leur stade de produits finis), d’entrepôts de distribution multi échelons entremêlant les infrastructures des producteurs et des distributeurs, et enfin d’infrastructures de soutien des produits tout au long de leur vie jusqu’à leur récupération terminale et leur démantèlement.
Par les premières décisions prises et l’analyse de leurs impacts cinq recommandations sont à formuler pour mettre la management des opérations à la cape[6].

1. Tout d’abord, la gestion des stocks doit s’infléchir. Le sujet de la prise de risque financier sur cette composante du management des opérations est à reconsidérer. En première approche, jusqu’à un passé récent, une politique de gestion des stocks en flux tendus prise au dépourvu et déclenchant une rupture d’approvisionnement, trouvait une solution dans un « dépannage urgent ». Une mobilisation de moyens extraordinaires se faisait pour acheminer les produits au point attendu. A un vecteur maritime, on substituait un vecteur aérien. Une détérioration du niveau de service se produisait et un surcoût pouvait se produire. Aujourd’hui c’est une rupture de service durable qui peut se produire car la disponibilité même du produit n’existe plus ou son acheminement est rendu impossible par des engorgements à répétition dans les grands ports. Le sujet n’est donc plus marginal. Un industriel spécialisé dans la transformation de PE (polyéthylène) traumatisé par ses ruptures durables d’approvisionnement ou par les concessions de prix qu’il a fallu qu’il consente, a décidé de se couvrir sur le 1/3 de sa consommation annuelle (versus aujourd’hui un stock de 2 semaines). La conséquence est non seulement dans la constitution du stock mais également dans les moyens de stockage à mobiliser. Accepter de rentrer dans une politique de stockage de précaution, dans la durée, devient aujourd’hui un enjeu majeur.

2. Seconde recommandation, repenser les sourcings des matières, composants et semi-œuvrés. Ces sourcings sont allés depuis des années au plus aisé, vers l’Asie. Le dérèglement durable des supply chains en provenance d’Asie du fait des trafics maritimes erratiques, conduit à rechercher des lieux géographiques d’approvisionnement moins éloignés, limitant le transport maritime et pouvant apporter des alternatives transports par le transport routier. La grande distribution et la distribution spécialisée sont épuisées par ces ruptures permanentes depuis des mois, et l’incapacité à coordonner actions marketing et disponibilité des produits en linéaire. Ainsi, le sourcing doit être également repensé en termes de circuit d’approvisionnement et non pas seulement en terme de route-to-market. Si une pénurie dans la durée se fait sur certaines matières, le passage à l’utilisation de produits équivalents recyclés est à considérer, en créant les supply chains adéquates pour intensifier ces circuits. L’Europe se tournera plus intensément vers les pays du Maghreb (Maroc, Tunisie), vers les pays d’Europe centrale et vers la Turquie qu’il faudra savoir ménager.

3. La troisième recommandation porte sur une meilleure maîtrise des risques exogènes aux opérations et l’acceptation de déplacer son regard dans des processus habituellement très quantitatifs en matière de planification. La prise en compte des dimensions géopolitiques avec des points d’agitation multiples actuellement, la reconnaissance des aléas climatiques qui peuvent favoriser des situations atypiques sont à prendre en compte non plus comme des cas extrêmes mais comme des cas possibles, normaux.

4. La quatrième recommandation vise l’évolution des organisations du management des opérations. Dans le monde militaire, pour la planification des activités, une partie de l’organisation est dédiée comme dans les entreprises au cadencement dans le temps des différentes opérations. Mais une strate supplémentaire existe, le ManFut (Manœuvre Future) dans l’Armée de Terre. C’est la partie de l’organisation qui est dans l’anticipation et qui travaille sur le « what if ». Elle ne se préoccupe pas de ce qui se passe dans le scénario en cours de déroulement (la planification classique). Elle travaille sur la manœuvre future si jamais des événements nouveaux apparaîssaient faisant émerger des scénarios alternatifs qu’il faut construire et prévoir.

5. Enfin, la cinquième recommandation est relative à l’utilisation plus intensive des données dont il faut assurer l’intégrité, la fiabilité et le flux pour exploiter en continu les informations. La Covid19 a accéléré la digitalisation des entreprises, sur l’ensemble des dimensions, y compris le management des opérations. Les systèmes de gestion des transports ont dû évoluer pour intégrer les nouvelles contraintes d’origine sanitaire ; cela implique une formation du personnel au même rythme, ce qu’on entend souvent par upskilling. Il est souvent tentant d’investir dans des logiciels et équipements, visibles, et ne pas investir dans les compétences humaines.

Le scénario que nous dessinons est un scénario pessimiste, qui réunira des pénuries nombreuses sur les produits et une inflation ranimée. Cette conjonction aura tendance à s’inscrire dans la durée, les opérateurs en place tirant partie de ces pénuries et n’ayant aucun intérêt, du fait des conséquences de l’inflation, de s’endetter et d’augmenter significativement leur potentiel productif.
Certes, à moyen terme les choses finiront par se réguler. C’est la force de l’économie de marché de renaître de ses cendres, et de la main invisible de conduire les ressources là où elles sont le plus utiles. Mais dans l’immédiat, il n’est plus exclu du tout que ces pénuries conduisent à une forte hausse des prix producteurs, et par ricochet, à des fortes hausses des prix à la consommation. Les entreprises doivent se préparer à la sortie de la pandémie pour être dans le juste équilibre des nouvelles contraintes qui en découleront. Elles sont les piliers de la stabilité sociale en apportant à un grand nombre emplois et ressources. Cet apport sera dans le proche avenir d’autant plus important que le FMI a mené une étude historique sur les phénomènes de sortie de pandémie. Et le rapport note que des effets sociaux apparaissent systématiquement, jamais juste après l’extinction de la pandémie mais généralement à un horizon de deux ans[7]. Joyeuse année 2023….

 

[1] Financial Times, 15 avril 2021. 
[2] Philippe-Pierre Dornier et Radu Vranceanu, Croissance, inflation et pénuries : les trois caractéristiques de l’économie du « monde d’après », The Conversation – France, 2 mai 2021.
[3] Don’t expect shipping costs to buoy inflation, Financial Times, 10 mars 2021 

[4] https://www.lefigaro.fr/societes/renault-milite-pour-une-hausse-des-prix-des-voitures-20210422
[5] See https://www.markiteconomics.com/Public/Home/PressRelease/7344c5db768b4d27a4174697c342ec50
[6] Mettre à la cape consiste, pour un navire à voile ou à moteur, à régler son cap et sa vitesse par rapport au vent, à la mer et à la houle, de manière à réduire ses mouvements de roulis et de tangage.


[7] By Philip Barrett, Sophia Chen, and Nan Li “COVID’s Long Shadow: Social Repercussions of Pandemics” February, 3, 2021